Entre Bennabi et Thiong’o colonisabilité et impérialisme linguistique

C’est le titre d’un des livres de Malek Bennabi « Colonisabilité » qui m’a pousser à m’appuyer sur ces travaux de pour comparer l’impérialisme linguistique qui s’est mis en place en Algérie avec celui décrit dans le livre de Ngugi wa Thiong’o au Kenya « Décoloniser l’esprit ».

Le terme « colonisabilité » est apparu la première fois dans un ouvrage de Bennabi “Vocation de l’islam” et depuis ce concept est lié à son nom.

On peut définir colonisabilité par le fait de porter en soi « tous les facteurs qui facilitent sinon appellent indirectement la colonisation ».

Donc : Disponibilité à pouvoir être colonisé.

L’impérialisme linguistique …le colonialisme et les langues imposées sont des concepts ou des facteurs qui sont en relation directe avec un sujet sur lequel je travaille actuellement : à savoir le concept de domination (domination entre groupes, entités ou pays).

Je poursuis ces travaux en m’appuyant sur une formule qui lie la domination ou ce qu’on appelle indice de puissance à l’indice de rationalité et cela suivant la formule iP = D (f) (iR) ; iR étant une matrice formée de multiple éléments (éducation, richesse, système économique, système de santé, relations internationales, etc. … ) D étant la constante démographique.

Il me paraît évident que la langue en tant que véhicule de communication et vecteur de civilisation soit un élément intégrable à la matrice de l’indice de rationalité.

Suivant toujours mon idée, je me demandais comment la langue pouvait être un facteur « négatif » dans l’indice de rationalité, ça veut dire favorisant la colonisabilité !

D’après Bennabi le principe de colonisabilité dit : les sociétés en décadence, perdent leur dynamique sociale et se retrouvent dans un état de faiblesse structurelle qui agit comme un appel à la colonisation étrangère.

Suivant ce principe je pensais intégrer la langue à la matrice de rationalité, si on peut considérer la langue comme facteur du phénomène de décadence de la société.

Mais ce qui est mis en évidence, c’est que jusqu’à très récemment (pour ne pas parler de l’omniprésence de l’anglais dans le domaine de la technologie), la langue n’est pas un facteur de colonisabilité.

Et je pense que cela est évident dans le livre que nous étudions, et la comparaison avec les écrits de Bennabi permet de mettre en relief le rôle des structures ancestrales et de la religion dans l’opposition à l’impérialisme linguistique.

Les travaux de Bennabi et ses articles (parlent surtout de l’islam dans le contexte du paradigme Franco-algérien): mais en Algérie quand on dit islam on dit langue arabe.

A travers les écrits de Bennabi, on perçoit la critique des efforts français d’imposer une « langue administrative », mais, celle-ci s’adressait aux colons et était incomprise des colonisés.

Page 32 Thiong’O critique – décrit- de la même façon la « ségrégation entre colonisateurs et colonisés » par la langue.

Mais les critiques de Bennabi n’apparaissent pas de façon scientifique, mais plutôt politique.

Or à travers des exemples tirés de ces deux livres, il ne me paraît pas que l’impérialisme linguistique imposé par les colonisateurs soit un élément de la colonisabilité.

Je n’ai pas trouvé (chez ces deux auteurs- sauf si je me trompe) la relation de cause à effet entre la langue et la colonisabilité, mais il y a des rapprochements entre ce livre et les écrits de Bennabi

(avec toutes mes réserves sur son idéologie extrémiste- il est plutôt polémiste)

Il va de soi que la subordination de la langue à la colonisation fait partie de ce qu’on décrit comme impérialisme linguistique.

Chez les deux auteurs on peut constater leur insistance sur la soumission du colonisé à la langue du colonisateur.

Donc l’impérialisme linguistique agit après la colonisation et impose la langue du colonisateur comme outil de colonisation.

Les conditions qui font de la langue du colonisé un facteur qui a facilité sa colonisation, n’existent.

Thiong’o le dit dès la page 19 « l’impérialisme sous ses formes coloniales et néocoloniales , …, voulait remettre l’Africain aux labours en lui collant des œillères pour éviter qu’il regarde hors du chemin tracé … ».

Pour Thiong’o la langue est utilisée par l’impérialisme pour contrôler l’économie et la politique en contrôlant la culture africaine.

Là on peut comparer ce que décrit Thiong’o avec ce qui a été dénoncé par Bennabi :

« Imposer la langue du colonisateur est un moyen de renforcer la domination (militaire ou autre) à travers l’étouffement de toute velléité d’émancipation ».

Or:

Impérialisme linguistique ne réussit pas toujours, et parfois peut conduire à un résultat contraire aux objectifs recherchés, et cela dépendra du nombre des langues autochtones et des pratiques cultuelles des différents groupes-linguistiques  – les langues étant intimement liées à ces pratiques:

Nous avons en Algérie deux langues (arabe et tamazight) et une religion

Et au Kenya 63 langues vernaculaires, et avant l’évangélisation qui intervient au 16° siècle par les missionnaires portugais, les Kenyans avaient une multitudes de croyances

Dans ces deux pays la religiosité et les pratiques cultuelles n’ont pas le même profile.

L’anglais s’est imposé comme langue-média véhiculaire entre les différents groupes (ethnico-linguistique.

Au Kenya

Les militaires et les administrateurs ont imposé l’unilinguisme anglais, tandis que les missionnaires apprenaient les langues locales, surtout le swahili afin de communiquer avec les populations locales.

La Bible était lue en anglais avec un objectif de casser les pratiques cultuelles locales:

Décrit par Thiong’o page 70 – chapitre le théâtre- « … les missionnaires associèrent les cérémonies traditionnelles – donc en langue locale KIKUYU- au diable »… alors pour ouvrir le cœur des indigènes au voix de la Bible » on les a interdites.

Or es français ne sont pas opposés aux pratiques cultuelles des indigènes musulmans

d’après Thiong’o (page 71)

«  … le colonialisme lui même redoutait (des énoncés) dans la Bible (exemple : le rassemblement des Kenyans) pour que le cri du peuple ne soit pas entendu.

Bennabi (page 39) parle également des pouvoirs que détient le colonisateur pour imposer sa langue. Mais les tentatives de bousculer la religions n’étaient pas aussi flagrantes.

Mais ce qu’on peut dire c’est que dans les deux cas  les colons étaient opposés à l’impérialisme linguistique pour préserver leurs privilèges.

En Algérie contrairement au Kenya

La langue arabe a été protégé par l’islam: et vice versa. (Et c’est le cas de tous les pays arabes).

Mais si la langue arabe a été visée c’était en tant que langue du droit islamique et de la culture, ce qui constituait un terrain de fanatisme anti-français. Mais vu que cette langue était la langue du Coran elle ne sera pas substituable.

Ici dans ce cas la religion fait partie de la parade à l’impérialisme linguistique.

L’islam a protégé la langue véhiculaire en Algérie l’arabe ce qui ne fut pas le cas au Kenya car il y avait une multitude de langues vernaculaires.

Ce que ne met pas en évidence le livre de Thiong’o concentré sur la langue kikuyu (qui est une langue parmi d’autres).

Thiong’o insiste sur la renaissance de la langue kikuyu par le biais d’actions individuelles ou collectives.

En Algérie le colonisateur va laisser aux indigènes la pratique interne de cette langue et imposer sa langue pour les formalités administratives et le droit qui régit le pays.

Les colons furent en général opposés à la diffusion de l’enseignement du français aux indigène, ce qui va créer une coupure entre les deux populations : colons et colonisés.

Au Kenya cela n’allait pas de soi car l’anglais était devenu la langue véhiculaire du pays entre les diverses ethnies linguistiques. S’il y avait coupure entre colons et colonisés ce n’était pas à cause de la langue !

L’échec de l’impérialisme linguistique en Algérie a été décrit par un Pierre Foncin.

Je me refère là à l’article de Noriyuki Nishiyama (de l’ Université de Niigata, Japon)

« L’impérialisme linguistique de Pierre Foncin en Méditerranée », dans le troisième chapitre (ou paragraphe) intitulé qui analyse ces travaux surtout l’article intitulé:

« L’Algérie comme laboratoire d’application de l’impérialisme linguistique: l’échec de l’enseignement aux indigènes ».

Pierre Foncin, détaille plusieurs causes qui ont empêché un impérialisme linguistique en Algérie et qui présente similitude et une différence avec ce qu’a vécu le Kenya:

Il y a :

1 : Comme on vient de voir plus-haut  l’opposition des colons à la diffusion de la langue parmi les indigènes (au Kenya comme en Algérie).

2 : L’enseignement du système français en français je cite Foncin « ne correspond pas à leur vie pratique» il n’y avait pas (je cite) « l’utilité immédiate » d’après les cheikhs des indigènes. L’enseignement a été déserté jusqu’au début du 20 siècle.

Parlant de lui même Thiong’o (page 31) le ditsous un autre : « aussitôt qu’il intégre l’école coloniale, il y a eu une rupture avec cette harmonie qu’il décrit plus haut à savoir : la langue des veillées nocturnes, la vie pratique du village etc..

Page 38 il se demande : Quel effet l’imposition par les colons d’une langue étrangère avait-elle donc sur «-nous- enfants kenyans ?

Quelques lignes il décrit ces effets destruction et/ou dévalorisation systématique de la culture, briser l’harmonie entre les enfants et la langue, etc…

Ce sont des actions similaires de la colonisation qui visent des résultats similaires à savoir casser les structures de la société colonisée mais qui aboutissent à des effets non similaires :

Au Kenya l’harmonie entre les enfants et leur langue fut brisée par la colonisation, mais ces enfants on dû continuer à fréquenter ce système- Thiong’O a écrit en anglais .

En Algérie les enfants ont déserté le système éducatif imposé par la colonisation.

La troisième cause est un peu liée aux objectifs portés par Foncin lui (je rappelle qu’il a été un membre éminent de l’Alliance française).

3: La ligne pédagogique de beau­coup d’écoles étaient à la charge des missionnaires catholiques, ils voulaient inculquer les valeurs chrétiennes à travers l’apprentissage de la langue : (Foncin) « La plupart des devoirs dictés sont empruntés presque exclusivement aux Écritures saintes ou extraits d’ouvrages dont le caractère confessionnel apparaît à chaque ligne » (Foncin 1883 : 23).

Or l’islam était ancré profondément dans les esprits des algériens et de la société algérienne.

Benjamin Stora sur « la seule partie de références idéologiques pour la masse des Algériens musulmans » était l’islam (Stora 1991 : 41).

Donc cette ligne pédagogique a pu renforcer l’hostilité des parents, et expliquer encore l’échec de cette politique.

L’administration coloniale a cherché à réduire l’influence de l’islam dans la société algérienne.

Ce qui a sauvé la langue arabe en Algérie (en préservant la religion) fut en deux temps :

–      L’application du Concordat napoléonien en 1851

–      Puis la loi de 1905

D’après Oissila Saaidia, ce sont les officiers français (militaires épris de laïcité) qui ont poussé à appliquer ces lois françaises qui ont contribué à préserver la langue arabe en protégeant la religion par principe de laïcité.

Donc l’existence de structures ancestrales peut aider à protéger une langue de l’impérialisme linguistique.

Maintenant pour revenir à notre formule sur l’indice de domination et l’indice de rationalité : on peut dire que la langue ne peut pas être un élément négatif dans la matrice de rationalité donc ne favorise pas la colonisabilité.

Par contre l’impérialisme linguistique imposé après le début de la colonisation introduit un élément affaiblissant la matrice de rationalité, ce qui a comme résultat de faire perdurer la domination des colons.

Le Japon, pendant sa période coloniale, a également appliqué comme toute puissance coloniale, une politique d’impérialisme linguistique.

La politique japonaise était basée sur l’assimilation de la population (Taiwan puis la Corée et en fin le Nord de la Chine).

L’impérialisme linguistique japonais n’a pas fonctionné car il fut appliqué à des sociétés qui avaient des structures ancestrales et des pratiques religieuses bien ancrées et adossées à une langue véhiculaire unique.

* Mon intervention dans le  cadre  du Séminaire M2 dernière séance 8 janvier à l’inalco

NOTES et Bibliographies

1) Capacité à Dominerè Indice de Puissance

La formule est : iP = D ƒ iR

  • Puissance d’un peuple ou Etat : iP c’est sa capacité à dominer

Puissance = Démographie ƒ Rationalisation

  • Démographie: Le nombre de la population
  • Rationalisation: Progrès ( !)

iP = population ƒ (Matrice de rationalité)

Principe:

Si deux peuples ont deux poids démographiques équivalents c’est la force de l’indice de rationalisation d’un des deux qui détermine la puissance de domination.

La matrice de rationalité:

(éducation; université; etc..

(système de santé; santé publique; etc..

(puissance économique; système bancaire; etc..

(capacité financière

(tissus industriel; innovation; etc…

(système de transport; réseaux; etc…

(matières premières; etc..

(situation géographique;

(soft power; rayonnement de la culture

(diffusion de la langue;

(paix sociale; natalité, etc..

(religions

(stabilité inter-régionale

(relations internationals;

(appartenance à des organismes multilatéraux (Onu, OCM, ..

(alliances regionals (Asian, Apec, Nafta etc…

( etc… etc…

84 éléments (et on peut aller très loin… si on affine)

 

2) Biographies sommaires

  • BENNABI Malek (1905 – 1973) penseur algérien. En 1930 il décida d’aller étudier en France, il fut refusé à Langues’O (ex-INALCO) , il suit des études de mécaniques mais sortit sans diplôme. En 1938 il fonda à Marseille une école pour les ouvriers algériens. Entre 1940 et 1945 à Dreux il fut réquisitionné par les Allemands, accusé de collaboration, il fut innocenté par la justice à la Liberation. Il quitta la France pour l’Egypte et l’Algérie où il mourra.

FONCIN Pierre, (1841-1916), premier secrétaire général (1883-1897) et sixième président (1899-1914) de l’Alliance Française a joué un rôle capital pour la diffusion du français dans les colonies et à l’étranger au début de la IIIe République.

3) Bibliographie :

  • BENNABI Malek, Vocation de l’islam, Paris, Seuil, ( 1ère édition 1957).
  • NISHIYAMA Noriyuki, « L’impérialisme linguistique de Pierre Foncin en Méditerranée », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 27 | 2001, mis en ligne le 10 septembre 2017, URL : http://journals.openedition.org/dhfles/2543 ( 35-48)
  • FONCIN Pierre, « De l’Enseignement aux Colonies », in L’Année Coloniale,
  • STORA Benjamin, Histoire de l’Algérie coloniale 1830-1954, Paris, La Découverte, 1991.
  • SAAIDIA Oissila (Conférence dans le cadre du séminaire de Pr. Henry Laurens au Collège de France), le 20 novembre 2013.

4) Pour élargir la recherche sur le Japon

 

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