De Mao à Deng Xiaoping, comment la Chine a retrouvé son rang

De Mao à Deng Xiaoping, comment la Chine a retrouvé son rang

LE MONDE | 25.10.2012

L’anomalie de l’Histoire ne réside pas dans le retour actuel de la Chine parmi les grandes puissances mais plutôt dans la longue éclipse qu’elle a connue, entre 1830 et 1980. L’empire était puissant, riche et innovant. Après les guerres de l’opium (1839-1860), les occupations étrangères (européenne, américaine puis japonaise) et les errements de la vie politique interne (l’admiration sans bornes de l’Occident dans une première phase, le dogmatisme de Mao et de ses amis ensuite) ont à leur tour contribué à un affaiblissement violent du pays.

Mao laisse à ses successeurs, à la fin des années 1970, un pays fermé au reste du monde, isolé de tout et de tous, souffrant de terribles famines et dont l’intelligentsia a été décimée par la Révolution culturelle. Mais avant sa descente aux enfers, la Chine avait longtemps été la première puissance économique de la planète, selon l’historien de l’économie Angus Maddison. Elle représentait le tiers de la richesse mondiale au début du XIXe siècle. Elle n’en pesait plus que 1 % à peine au milieu du XXe ! (…)

Des trois dogmes qui structuraient la période maoïste – les pleins pouvoirs au Parti, l’étatisation de l’économie et le “compter sur ses propres forces” -, Deng Xiaoping n’en conservera finalement qu’un seul, celui qui assure la domination du PCC sur l’ensemble de la société. Sur ce plan, très politique, malgré peut-être ce qu’il en pense, Deng ne touche à rien. Sous son règne, le régime reste autoritaire et centralisé. Sur le front économique, Deng engage en revanche une double libéralisation avec la fin du tout-Etat à l’intérieur et les débuts de l’ouverture avec l’extérieur. (…)

UNE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE EN UNE GÉNÉRATION

La Chine a ainsi fait, en l’espace d’une seule génération (trente ans) sa “révolution industrielle”, cette phase de décollage économique que l’Europe et l’Amérique avaient connue un siècle et demi plus tôt et qui avait nécessité, dans ces régions-là, deux ou trois fois plus de temps. Tout en Chine s’est fait beaucoup plus rapidement : le transfert de l’agriculture vers l’industrie, de la campagne vers les villes, l’émergence d’une classe moyenne et les débuts d’une consommation de masse. La production y a ainsi progressé en moyenne de près de 10 % par an. Elle a été multipliée par sept en trente ans. Du jamais-vu.

Jamais en effet dans l’histoire économique un pays aussi grand n’a connu une croissance aussi forte pendant une période aussi longue. Cela étant, malgré ses milliardaires, ses villes champignons et son appétit pour le luxe occidental, la Chine est au début du XXIe siècle un pays riche peuplé de pauvres, un pays jeune mais à la population vieillissante avant même de s’être enrichie. Numéro deux, derrière les Etats-Unis, par son produit intérieur brut total, elle se situe en fond de classement, pas loin de la 100e place, si l’on prend en considération le produit intérieur brut par habitant – un indicateur plus pertinent du niveau de vie de la population. (…)

Pour maintenir son rang, comme le suggère le XIIe Plan, la Chine doit désormais passer d’une croissance alimentée par l’exportation, l’investissement et la copie à une croissance fondée sur la consommation des ménages, les services et l’innovation. “Communiste”, la Chine a en réalité besoin d’une double révolution : “socialiste”, avec la mise en place d’un Etat-Providence, et “libérale”, avec l’instauration d’un Etat de droit, le développement de réels contre-pouvoirs et la promotion de l’esprit d’initiative. Le Parti et l’Etat disent y travailler. C’est par exemple l’objectif du projet visant à assurer une protection minimale à tous les citoyens en matière de santé, de chômage ou de retraite. C’est aussi celui recherché avec l’effort mis sur l’éducation et la formation de haut niveau.

UNE DOUBLE RÉVOLUTION NÉCESSAIRE

Mais cette double révolution se heurte à de nombreux obstacles, politiques notamment. Elle est au centre des débats, intenses, voire violents, qui agitent avec plus ou moins de transparence le sommet de l’appareil communiste chinois à la veille de la grande transition qui doit conduire, en mars 2013, à l’installation d’une nouvelle équipe à la tête du pays. Une nouvelle génération, la cinquième, dit-on à Pékin, va prendre les commandes. Celle-ci n’a connu ni la révolution, ni la guerre, ni les famines. Cette génération sera-t-elle prête à poursuivre la libéralisation et l’ouverture de l’économie tout en amorçant celle de la vie politique? Acceptera-t-elle de prendre, comme le lui demandent ses partenaires occidentaux, ses responsabilités dans les affaires du monde ?

Cette nouvelle dynastie n’a pas encore fait ses choix. Elle va devoir en tout état de cause davantage compter sur son peuple, plus riche, mieux formé et informé, plus connecté aussi. Les 500 millions de Chinois qui surfent sur le Net et les 250millions d’utilisateurs de Weibo, le service de microblogging local, sont désormais une force politique qui compte, sur laquelle les maîtres de l’empire doivent en tout cas compter. En Chine, même en ce début de XXIe siècle, Mao n’est pas mort. Autour de la Cité interdite, près de la place Tiananmen, son ombre continue de circuler. Le Net pourrait lui être fatal.

Chine : Deng Xiaoping réformateur

Publié le 29 octobre 2014 dans https://www.contrepoints.org/

Par Charles Castet.

La question à laquelle Ezra Vogel dans Deng Xiaoping and the Transformation of China tente de répondre est la suivante : comment, de 1976 à 1992, la Chine est passée d’un pays politiquement unifié, mais extrêmement pauvre et arriéré, à une dynamique d’expansion économique permise par le passage progressif à l’économie de marché ?

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Cet article discute le style narratif choisi par l’auteur, sa vision de Deng Xiaoping et plus largement les rapports du Parti Communiste Chinois avec le capitalisme.

Un style particulier

Deng Xiaoping and the Transformation of China souffre d’un défaut : c’est un livre trop court dans sa narration des soixante-cinq premières années de la vie de Deng. Elles sont condensées en une soixantaine de pages sur les quelques neuf cent pages que compte la biographie. Vogel n’entre dans le détail qu’à partir de la révolution culturelle. Peu d’informations sont données sur la formation intellectuelle et morale de Deng. Il évoque bien des éléments centraux tels que le séjour en France pendant les années 1920, son rôle pendant la guerre civile des années 1930 contre le Guomindang, sa participation dans les attaques contre les propriétaires en 1949 et contre les intellectuels en 1957 dans le cadre de la campagne anti-droitiste. Ce choix est surprenant alors que ces expériences sont fondamentales pour comprendre le personnage.

C’est l’aspect le moins agréable d’un livre pourtant très intéressant. Le lecteur a trop souvent l’impression de lire une « success story ». Les omissions constatées apparaissent logiques à l’aune de la problématique choisie par le biographe. Après la mort de Mao, Vogel se concentre sur la réussite « pas à pas » de Deng et décrit en profondeur le fonctionnement politico-administratif du PCC et de l’État chinois. La rédaction, la transmission et la validation des rapports, la préparation des Congrès (intéressant mais difficilement accessible pour le grand public visé par l’auteur). La quantité de pages consacrées à l’accession de Deng au pouvoir suprême (les années 1977-1979) et à l’éviction de son rival Hua Guofeng désigné comme successeur par Mao est identique que celles consacrées à l’introduction des réformes économiques (les années 1979-1989). Elles n’occupent que trois des vingt-quatre chapitres du livre. L’auteur justifie ce choix : Deng n’a que rarement été l’initiateur des changements internes : les premiers changements d’orientations provenaient de Hua, même si Deng était évidemment partisan d’un changement plus radical.

Le livre excelle dans la narration des années 1975-1976. Mao, obsédé par la pérennité de son héritage, s’enfonce dans la paranoïa. Il serait prêt à lancer le pays dans une autre « révolution » mais il n’en a plus la force physique. Aussi joue-t-il des rivalités entre ses différents lieutenants. Les radicaux, rassemblés au sein du « Gang des Quatre » mené par Jiang Quing, s’assurent de la conformité idéologique de l’action politique. Deng a pour charge de redresser le désastre de la Révolution Culturelle mais reste sous contrôle, Zhou Enlai tombe en disgrâce. Mao fait pression sur Deng pour qu’il approuve la Révolution Culturelle mais Deng refuse. En janvier 1976, il est victime de sa dernière purge et Zhou Enlai meurt le même mois.

Survivre sous Mao

Vogel développe plusieurs points intéressants et peu abordés jusqu’ici dans les relations entre Deng et Mao.

L’auteur explique d’abord comment Deng a pu survivre pendant la dictature de Mao. Pendant les années 1930, avant que Mao ne devienne le chef incontesté du Parti Communiste, Deng s’est retrouvé accusé de le soutenir. Suite à cet épisode, Mao gardera une profonde confiance en Deng qui expliquera en partie comment il a pu survivre aux différents troubles politiques qui agitèrent la Chine maoïste. En tant que bras droit, un équivalent de Zhou Enlai mais pour les affaires internes, Deng prit en charge la répression des intellectuels dans le cadre de la campagne anti droitiste de 1957 qui eut pour résultat d’envoyer un demi-million de personnes membres de l’élite culturelle chinoise dans des camps de rééducation à la campagne. Mao se repose également sur Deng pour réparer les dommages continuels imposés à la Chine lors du « Grand Bond en Avant » et de la « Révolution Culturelle ».

Sous l’impulsion de Mao, Deng contribua à détacher la Chine du bloc soviétique après le XXe Congrès sur les crimes de Staline. Vogel insiste sur le traumatisme du rapport Khrouchtchev chez les élites du PCC, d’abord chez Mao. Ce dernier devint obsédé par l’idée qu’un « XXe Congrès » puisse se dérouler après sa mort et liquide son héritage politique et moral. Chez Deng ensuite, mais pour d’autres raisons : il n’est pas possible de dénoncer Staline et la terreur sans aborder la place du Parti Communiste comme instrument dirigeant de la société. Après tout, la terreur n’a pas commencé dans les années 1930 mais dès l’arrivée des bolcheviques au pouvoir. L’auteur semble démontrer que Deng n’est attaché au Parti Communiste qu’en tant qu’instrument dont le but est la stabilisation de la Chine et l’instrument d’une révolution prolétarienne.

Bénéficier de cette confiance n’a pas empêché Deng d’être purgé à trois reprises pendant la Révolution Culturelle (1966-1976) : Mao l’a en effet envoyé en exil intérieur pendant quelques années (c’est cette période que Deng mit à profit pour développer sa stratégie de modernisation de la Chine).

Deng et le communisme chinois : l’instauration du « socialisme de marché »

Deng est devenu communiste pendant son séjour en France. Cependant, son adhésion au PCC n’était pas une adhésion à l’idéologie marxiste. Il ne croyait pas à l’inévitabilité du socialisme, où à une supériorité des méthodes de production socialistes. En France, il a constaté le retard qu’a pris son pays dans la course au XXe siècle. Il rencontre l’industrie, les machines, les transports modernes… Mais aussi le mépris et le racisme de la part des Européens. Ses analyses politiques sont centrées sur ce dont la Chine a besoin. Comment le pays peut-il devenir prospère ? Comment peut-il reprendre sa place dans le monde. La défense de l’autorité du Parti ne se distingue pas de la défense de l’unité de la Chine. La légitimité n’est plus idéologique mais managériale : la stabilité et la croissance économique. D’où le passage progressif à une économie de marché que la Chine n’a jamais connue. Le communisme ne pouvait pas être le remède qui allait apporter la prospérité. Au contraire, le maoïsme a fait des dizaines de millions de morts, a opprimé les paysans et les ouvriers qu’il prétendait servir, a détruit tout instinct de solidarité et de coopération. Il fallait donc en sortir. Les paysans ont vécu comme une libération la décollectivisation de l’agriculture et le démantèlement des communes populaires.

Dès son arrivée au pouvoir Deng mit en place un double équilibre. Il lança d’abord les « Quatre modernisations » au moment du Congrès de 1978. Les réformes économiques doivent insister sur l’introduction d’une économie de marché dans les quatre domaines suivants : l’agriculture, la défense, la science et l’industrie.

Dans un second temps, Deng fixa un correctif et énonça les quatre principes cardinaux en 1979 :

  1. L’avancée vers le socialisme,
  2. La dictature du prolétariat,
  3. Le leadership du PCC,
  4. Le PCC se fonde sur le marxisme-léninisme et la pensée Mao Zedong.

De ces quatre principes seul le troisième est effectif. Les trois autres appartiennent au discours officiel et ont perdu toute substance.

Mao, passionné de philosophie et de littérature, aimait parler en aphorismes dont une partie constitue le fameux Petit livre rouge. Deng les a repris et a utilisé la fascination que ceux-ci exerçaient tant sur l’élite que sur le peuple pour justifier ses orientations. L’avantage de la plupart des aphorismes de Mao est qu’ils n’ont pas toujours de sens précis et se plient à une multitude d’interprétations possibles. Ils peuvent se traduire de diverses façons et s’appliquer à des contextes différents. Par exemple, Mao s’est fondé sur la paysannerie (et non sur les ouvriers comme les bolcheviques russes) pour prendre le pouvoir, Deng en concluait que « s’adapter aux circonstances » et en tirer les leçons idéologiques idoines étaient le respect du maoïsme dans son essence. En 1978, Deng constatait un fait brut : la supériorité économique et technologique des économies de marchés sur les économies administrées.

Ce que Von Mises avait brillamment démontré s’est empiriquement réalisé : les économies des pays socialistes se sont retrouvées confrontées à l’impossibilité d’effectuer des calculs rationnels. Par l’ignorance des coûts réels de leurs décisions et d’une vision fausse du fonctionnement d’un système économique, elles ont pratiqué un surinvestissement chronique qui a fini par se heurter aux limites des ressources disponibles. Il est essentiel de maintenir les conditions de possibilité d’un calcul économique rationnel. Et un tel calcul n’est possible qu’à partir des relations marchandes. Le maoïste authentique se devait donc de liquider l’idée communiste, ouvrir l’économie tout en faisant de Mao une icône, un Qin Shi Huang du XXe siècle le dépouillant de son rôle subversif. Cela signifie aussi jeter un voile sur le Grand Bond en Avant et la Révolution Culturelle, même si tout Chinois (à commencer par Deng) reconnut que ce fut un désastre « réussi » : le communisme a fait table rase en détruisant la culture confucéenne, et dans le même temps le sens moral du peuple chinois.

Deng n’a pas changé un système qu’il considérait capable de tenir efficacement le pays. Il a cependant modifié le moteur de ce système, passant de la révolution continue au développement économique. La révolution n’est pas seulement un mouvement politique, c’est également la réalisation d’un système, et aussi d’une idéologie. Deng Xiaoping a mis fin au slogan de la lutte des classes, en forçant l’idéologie à toucher terre et donc à disparaître. Enfin, la morale communiste de Mao, cette morale collectiviste, a également été vaincue par la morale reconnaissant les droits de la sensibilité individuelle. Dans ce contexte, de nombreuses controverses opposèrent Deng à Chen Yun dans les années 1980 sur le degré d’ouverture que le PCC pouvait permettre sans remettre en cause son pouvoir. Chen Yun s’opposait à l’émergence d’un secteur privé et aux Zones Économiques Spéciales, et affirmait que la perte du contrôle économique préfigurerait une perte du monopole sur le pouvoir politique. Pour Deng, passer d’une économie administrative et planifiée à une économie libre, est la condition du développement économique. Sans cela, le PCC perdrait alors le contrôle de l’Etat (et de la société). L’expression « socialisme de marché » est une expression politique choisie par Deng au début des années 1990 pour décrire la structure présente et à venir de l’économie chinoise. Elle est pertinente. Ce serait une méprise d’assimiler la Chine à une économie authentiquement capitaliste où le parti communiste n’exercerait plus que des fonctions de dictature politique. La propriété publique continue à y occuper une place centrale, et l’économie nationale y est encore pensée comme un tout, c’est-à-dire soumise à des plans quinquennaux qui s’inscrivent dans une stratégie continue de développement. Si la division du travail qui s’y développe s’apparente aux économies de marchés on y trouve des rapports sociaux qui étaient ceux de l’ancien bloc communiste : l’importance de la nomenklatura, de l’armée et du parti.

Deng n’était pas un libéral, et pensait impossible d’instaurer en Chine la démocratie libérale dans les prochaines décennies. Mais si le monopole du pouvoir politique est en vigueur, l’idéologie ne détermine plus tout, comme sous Mao. Elle ne contrôle plus la vie sociale et individuelle. Deng Xiaoping a mis fin aux incessantes « révolutions » qui bouleversaient le pays et le peuple. Ce retrait de la politique a permis l’émergence d’une vie normale et un progrès de la civilisation politique chinoise. Ce retrait du politique de la vie quotidienne a rendu leur pleine valeur à l’économie, aux métiers, à l’individu, à toutes les formes de vie non-politique. Normalisation serait le meilleur qualificatif de l’action de Deng.

Dans une biographie qui manifeste ouvertement sa sympathie envers son objet d’étude, l’auteur passe un peu trop rapidement sur les effets pervers que cela a entraîné, à commencer par ce qui mine la Chine : la corruption, les problèmes environnementaux et l’arbitraire. Si une normalisation et une stabilisation ont bien eu lieu, elles se sont opérées en faisant l’impasse sur un État de droit et la nécessaire restauration des règles de morale civiques.

 

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